Le théâtre est un art éphémère, porte ouverte enfoncée, oui, c'est un art de l'instant, pour reprendre Albert Camus c'est un soir où enfin tout se joue. Alors dresser le portrait et croquer la face de cette partie là ça se fait dans l'urgence, on critique vite, chaque seconde efface et rabote un sentiment peut-être un petit peu trop fragile. Une personne qui critique un spectacle – qui tente de comprendre un ressenti(ment) - le fera à chaud ou ne dépassera pas le tiède.
Donc en toute logique, nous allons déterrer un vieux souvenir bien froid, spectacle de juillet 2012 en Avignon : "Disabled Theater" de Jérôme Bel.
Ce spectacle fait suite à une demande de Marcel Bugiel : l'invitation à une collaboration entre le chorégraphe français Jérôme Bel et les acteurs zurichois handicapés mentaux du Theater Hora.
Le chorégraphe refuse.
Il se ravise, demande à voir des captations, rencontre la compagnie, travaille avec eux.
Le chorégraphe accepte.
Il y a onze chaises sur le plateau, disposées face public. Le spectacle est en suisse allemand, une interprète se tient, assise, à cour, et transcrit en français le mode d'emploi du spectacle et retranscrit en français les paroles suisse allemandes des comédiens.
Mode d'emploi ou compte-rendus sous la forme d'un Jérôme a dit : Jérôme a demandé aux comédiens de venir un à un sur scène et d'y rester une minute, Jérôme a demandé aux comédiens de venir un à un sur scène pour présenter leur handicap, Jérôme a demandé aux comédiens de présenter un solo de danse avec la musique de leur choix, Jérôme a demandé aux comédiens ce qu'ils pensaient de ce spectacle...
Chaque Jérôme a dit est suivi de son application, un tour de piste formel, une exécution systématique. Jusqu'aux soli des comédiens où tous – ils sont onze – ne s'exécutent pas. On nous apprend que Jérôme a fait une sélection. Puis, un autre Jérôme a dit annonce : Jérôme a décidé que les solis qu'il n'avait pas choisi passeraient néanmoins.
Compte-rendus faussement naïf par sa brutalité, sa sincérité dans l'annonce systématique du dispositif, Jérôme Bel remue notre réception : qu'est-ce que nous sommes entrain de regarder ? Car ce qui commençait comme la restitution d'un travail dépasse ce postulat et s'en amuse. Ainsi la "restitution" nous apprend ce que les comédiens pensent du spectacle mais également ce que les familles des comédiens pensent du spectacle : de quel spectacle parlons-nous ? De celui que nous sommes entrain de voir ? Celui qui demande aux comédiens ce qu'ils pensent du spectacle que nous regardons ? Ce tour de passe-passe vient questionner le public dans sa pratique de spectateur, il vient le questionner dans son éducation.
Le soir où la partie s'est jouée, une spectatrice en face de moi a rit durant le spectacle et l'un de ses voisins n'a pas pu s'empêcher d'intervenir directement en lui chuchotant que c'était là réaction inappropriée, que ce rire n'avait pas lieu d'être car enfin, ces comédiens sont handicapés. De la même façon, chaque solo était suivi d'une salve d'applaudissement, salve que l'on peut questionner : qu'est ce que l'on applaudi aussi fort ? La performance ? Ou "le handicap surmonté sur scène" ?
"Disabled Theater" est un instant important car – outre un magnifique moment de théâtre dont nous n'avons que trop peu parlé – il questionne durement la réception d'un spectacle. Le public qui a l'habitude d'aller au théâtre regarde t-il ce qu'il y a sur scène ou est-il toujours cette bourgeoisie bien éduquée qui se montre en se complaisant dans la bienséance ?
Il est malheureux que des spectacles comme "Sul concetto di volto nel figlio di dio" (Sur le concept du visage du fils de Dieu), présenté au festival d'Avignon en 2011 et créé par Roméo Castellucci – très beau spectacle qui déclencha le soir de la première à l'opéra d'Avignon une rixe entre spectateurs et, lors de sa tournée, bon nombres d'incidents et de manifestations - nous rappelle que la bienséance et la bien-pensance siègent toujours dans les salles françaises.
Voir également l'épisode "drôle de guerre..".