Sur le ton de la plaisanterie, il arrive régulièrement au metteur en scène Claude Régy de regretter l'absence d'un sas avant chaque spectacle pour que le public accède au silence, médite, se relaxe... Un sas pour que l'individu devienne spectateur, pour qu'il soit prêt à être le témoin de ce qui enfin se joue. Beaucoup reconnaitront une architecture qui pense alors le théâtre pour ceux qui sont aptes au silence et à la concentration : le théâtre réservé à une élite communiante et docile.
Personnellement, je regrette ce sas car j'y vois un sas de décompression et d'accompagnement pour que le public soit ensemble.
L'accompagnement : accompagner le spectateur pour tisser des liens entre les individus et ce qui se joue, imaginer le vivre ensemble.
Penser l'accompagnement du public jusqu'à fantasmer ce sas dont parle Claude Régy, ça n'est pas réserver le théâtre à une élite. Augmenter le prix des places de théâtre, ça n'est pas réserver le théâtre à une élite.
Persister à ne pas accompagner le spectateur,
Persister à demander aux compagnies de tordre leurs créations pour qu'elles deviennent des actions culturelles bienpensantes au lieu de travailler l'accompagnement, le lien vis-à-vis de ce qui enfin se joue,
C'est persister à ce que le théâtre demeure un art élitiste car c'est ce qu'il est en l'état.
Le théâtre est élitiste quand le public s'organise autour de la place du roi,
Quand le public s'assoit sur scène pour être vu,
Quand le public se désintéresse de ce qui enfin se joue alors, oui, le théâtre est un art élitiste ou comme le disait Brecht, le théâtre se fait lentement bordel pour le contentement des putains.
Allons au pays de Nod, ce pays où fut exilé Caïn après que celui-ci ait tué son frère, Abel.
Cela commence à l'extérieur, dans le parc des expositions, lorsqu'on nous informe que l'on nous fera entrer au dernier moment sur demande de la compagnie, soit tout juste 22h, heure où le spectacle commence, soit 30 à 40 min d'attente pour le public avant de rentrer dans la salle.
J'entends les spectateurs qui grognent "ils exagèrent", "de toute façon ça change quoi, on pourrait entrer quand on veut" ; et le personnel du festival qui s'excuse "c'est une demande de la compagnie".
Aucun accompagnement mais du mépris de toute part pour ce qui enfin se joue.
22h. On entre, on se précipite, on se bouscule presque pour entrer et pas le temps de regarder ce cube en bois au centre de la salle, ce cube dans lequel nous allons entrer.
22h. On entre dans le cube et pas le temps de regarder cette reconstitution dantesque de la salle Rubens du musée des Beaux-Arts d'Anvers actuellement en travaux pour 10 ans et dans laquelle on s'agite déjà à emballer les tableaux, à cirer le parquet et à se poser la question de l'évacuation de l'immense coup de lance, tableau trop grand pour sortir par des portes trop basses.
Le public se désintéresse, discute, regarde son téléphone portable, prend des photos malgré les annonces, les panneaux d'interdiction. On peut entendre "ça n'a pas commencé, la lumière ne s'est pas éteinte" dans un public qui persiste assez étrangement à ignorer les acteurs en mouvement face à lui,
Qui persiste à ignorer cette zone qu'il a fallu traverser avant d'atteindre ce cube dans lequel il a fallu pénétrer,
Qui persiste à ignorer cette attente qu'on lui demande pour qu'il n'ignore justement pas tout ce qui suivra.
Ce qui suivra : le conservateur cherche à faire sortir Le coup de lance de Rubens alors qu'on vide la salle pour la préparer aux travaux qui ont réellement lieu à Anvers.
Humour absurde.
Les gardiens surveille une salle vide.
Trois visiteurs viennent se poser dans cette salle : le premier se met nu parce que ses vêtements sont mouillés par la pluie, la deuxième pisse de stupeur face au coup de lance et s'évanouit, le troisième récupère de la peinture noire fraiche sur le tableau de Rubens pour s'en faire un masque de voleur et tire avec son doigt sur celui qui est nu.
On joue.
On égrène les saisons et on écoute les quatre saisons de Vivaldi recomposées par Max Richter alors que les trois visiteurs deviennent les trois personnages du film Bande à part de Godard (1964) dans lequel Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur se mettent à courir dans le Louvre pour le visiter en moins de 10 min.
On entends des bombardements à l'extérieur de la salle : la réalité qui cerne et oppresse le théâtre refuge.
Finalement c'est l'explosion du théâtre : elle commence comme un gag du coyote qui essaye d'attraper Bip-bip, le conservateur veut dynamiter la porte pour enfin faire passer le tableau mais n'y arrive pas et finalement ça fait boum quand on ne s'y attend plus et c'est la pluie de gravât qui recouvre le théâtre-musée. La pluie s'engouffre dans les fissures. Tout est détruit.
Le conservateur peut trainer son tableau hors de la salle, seul, comme on porte sa croix.
FC Bergman constate un écroulement, constate le vide que cela laisse.
Bouleversant ça.
A suivre...