Rencontre avec le Directeur de la Comédie de Caen Marcial Di Fonzo Bo et l'artiste associé à la Direction Elise Vigier le jeudi 08 septembre 2016.
Quel rapport entretenez-vous avec le théâtre en tant que spectateur ? Qu'est-ce qui se passe à l'intérieur de vous quand vous allez au théâtre ? Est-ce que vous attendez qu'il se passe quelque chose en particulier ?
Elise Vigier – Je crois que ce que j'attends, si j'attends quelque chose, c'est d'être emmenée dans un univers ou dans un endroit inconnu, d'être emmenée dans une langue, de découvrir une langue, des acteurs... de voir de l’inattendu, de voir quelque chose qui me déplace, qui me bouleverse, qui me fait voir un endroit du monde et des êtres vivants autrement. Je suis très sensible à l'énergie des acteurs, à l'énergie d'une mise en scène : c'est un souffle vital qui emmène, qui nous décolle et nous entraîne dans une vision. J'ai l'impression que cela tient aux détails, aux détails du corps, aux détails d'une voix, d'une phrase au milieu d'un spectacle...
Marcial Di Fonzo Bo – Je pense que c'est un moment unique dans le sens où la fragilité de la représentation doit être un exploit, c'est un sport de haut niveau, une corrida, il y a du danger, il y a quelque chose dans la représentation qui doit nous tenir complètement en haleine, je suis très sensible à ça. C'est là où, depuis la télévision, l'idée du spectaculaire, du grand format, brouillent les détails pour être une forme écrasante, bêtifiante. C'est souvent l'endroit le plus intéressant du théâtre qu'on piétine en faisant des grands formats tout public et très souvent en prenant les spectateurs pour des imbéciles. A la fois, ça doit être très populaire, un moment à partager qui n'exclut personne, mais il doit y avoir la plus haute méfiance et le travail le plus pointu de la part des interprètes, des détails, du langage, des images... sinon ça ne marche pas.
EV - Et il y a la mort, Marcial parle de corrida, il y a cette émotion, cette fragilité, cette...
MDFB – Cette attention...
EV – ...Qui fait que c'est un spectacle qui parle des mortels aux mortels. Quand cette qualité est présente sur le temps de la représentation, le temps du théâtre, le temps de l’interprète, il y a quelque chose de bouleversant.
Est-ce que vous aviez cette façon d’appréhender le théâtre avant de le pratiquer ?
MDFB – Non. C'est difficile de savoir quand les choses commencent, un vécu de spectateur c'est comme une vie, c'est en évolution constante.
J'ai l'impression que cette notion de danger, de fragilité, on la ressent en tant que spectateur quand on l'a soi-même expérimentée sur scène.
MDFB – C'est sûr que quand on n'est acteur, on est pas du tout le même spectateur mais je pense que si le théâtre continue malgré les révolutions techniques, si le théâtre continue d'être un lieu de rassemblement, si la communauté humaine continue d'aller chercher au théâtre quelque chose qu'elle ne trouve pas ailleurs, c'est qu'on y éprouve un rapport à l'humain, à l'histoire de l'humanité, un rapport à la mort...
EV - ...Mais c'est pas du tout morbide ! C'est un rapport à la mort qui est vital, qui donne de l'énergie pour agir...
MDFB - ...On peut parler du danger, de l'exploit d'un fou qui saute de 4m de hauteur, on est attiré par ça, c'est organique...
EV – ...Il y a un rapport à l'instant...
MDFB - ...Et à l'émotion aussi qui est unique. L'émotion qu'on peut éprouver au théâtre est lointaine, unique.
EV – Il s'agit d'être ensemble. Et d'être ensemble dans la complexité du monde d'aujourd'hui.
MDFB – On a cette chance que la Comédie de Caen ait toujours, avec Jo Tréhard, Michel Dubois, Eric Lacascade, Jean Lambert-Wild, mis en avant les écritures contemporaines. Les spectateurs qui ont 50, 60 ans qui viennent à la Comédie de Caen ont un bagage incroyable. Il faut accompagner les spectateurs. On s'attache aux écritures contemporaines parce qu'elles sont en prise avec le monde d'aujourd'hui. Et il y a également cette évolution, cette émergence du théâtre vers un théâtre plus documentaire, c'est-à-dire qu'il témoigne d'un travail effectué par les artistes sur un moment très précis, une réalité particulière. On est très sensible à ce théâtre là. En tant qu'artiste on se doit d'être en relation avec le monde. Après en tant que programmateur, il faut organiser cette sensibilité que l'on a quand on est spectateur et il y a cette deuxième question qui est primordiale, c'est comment accompagner les spectateurs dans un mouvement cohérent et accessible.
EV – Ce qu'on cherche dans la programmation, c'est comment rendre évidentes des formes dites nouvelles.
MDFB – La première qualité d'un spectacle c'est quand il a un geste amoureux et généreux envers les gens qui sont là. L'accompagnement passe par là, et il faut des choses très différentes, il faut secouer aussi, il faut dérouter.
EV – Et on essaye de créer des liens, des échos entre les spectacles proposés, instaurer des contradictions, des complexités, des aspérités, faire en sorte qu'il y ait une pensée qui circule qui ne soit pas assommante.
MDFB – Il faut que penser soit joyeux...
EV - ...Que ça ouvre le regard...
MDFB – (rires) On a vachement envie d'aller au théâtre quand on nous entend parler !
Dans le programme de la saison, il y a un très bel entretien entre vous, Marcial Di Fonzo Bo, et Claude Régy, dont le dernier spectacle, "Rêve et folie", est programmé en avril.
Marcial Di Fonzo Bo - Je me rappelle quand j'étais un jeune acteur à l’École de Rennes et que je suivais votre enseignement vous nous disiez : "Ne dirigez jamais un théâtre"...
Malgré vos conseils je suis devenu directeur de la Comédie de Caen...
Claude Régy - C'est un abus de pouvoir que je commettais en vous disant ce genre de choses et c'est bien d'avoir désobéi. Ce dont j'ai peur c'est cette obligation de rentabilité. En tant que directeur, tu es en effet obligé de faire en sorte que la maison "marche" sinon elle s'écroule. L'artiste qui dirige ne risque-t-il pas d'être prisonnier de cette rentabilité nécessaire et de ne plus prendre de risques un peu fous ?
Est-ce qu'il y a une forme de désobéissance quand on dirige un théâtre ?
MDFB – Vis-à-vis de Claude Régy, c'est quelqu'un qui, quand j'étais à l'école, a bouleversé ma vision. Il a une telle désobéissance, justement, un tel acharnement à continuer son parcours d'artiste en compagnie d'auteurs extrêmement importants, il a monté pour la première fois des textes de Duras, Sarraute, Handke... Il a une exigence totale. Alors c'est sûr qu'après on a envie de préserver ça. Et comme l'endroit de la direction d'un théâtre est plus exposé, il faut être d'autant plus vigilant pour pouvoir préserver cette exigence. Quand on est arrivé à la Comédie de Caen, on n'a pas pensé cette exigence comme une rupture, ça arrive et c'est normal qu'un théâtre ait besoin d'un changement radical mais on a choisi l'inverse, vu l'état du monde, d'être dans la reconstruction fragile – quand on voit un Centre Dramatique on est impressionné, on se dit que c'est une forteresse mais c'est d'une fragilité terrible, tout peut s'arrêter demain. Donc on avait envie de renouer avec l'histoire du lieu, on n'a pas construit le projet sur une désobéissance mais plutôt sur une reconnaissance totale de ce qui a précédé. Après en tant qu'artiste, au contraire, plus on désobéit mieux on se porte, mais à l'endroit de la direction, il y a une nuance à faire.
Pour vous c'est quoi le théâtre ?
EV – Un endroit dans le monde où on peut être.
MDFB – C'est l'endroit de la vie représentée. Tout un monde et toute une vie représentés à un endroit et à une heure précise.
Le théâtre a souvent été utilisé pour servir une propagande d'empire, une propagande religieuse, pour glorifier le pouvoir en place...
MDFB – Et il a souvent été persécuté, interdit... Il a servi de refuge révolutionnaire. Je dis pas que le théâtre n'a jamais été utilisé par la propagande, mais aujourd'hui, la question tient davantage dans ce que le théâtre peux avoir de conservateur, c'est là où ça grince, quand le théâtre rassure sur une idée de la bourgeoisie, là-dessus le théâtre est une espèce de gangrène, il y a un cancer du théâtre bourgeois qui est terrible.
EV – Qui est dans la salle, à combien est le prix de la place, pour qui est-ce qu'on joue.. C'est cette question là, celle de l'entre-soi qui est fatigante. On parlait de désobéissance, il faut être vigilant sur ces questions, avec soi-même, pour être libre de monter les textes qu'on veut, pour rester libre au maximum.. Après on peut choisir de refuser complètement l'institution, ça n'a pas été notre choix donc comment rester libre à l'intérieur d'une institution et comment la réinventer ?
MDFB – La comédie de Caen a une histoire géniale avec Jo Tréhard : sa rupture avec le théâtre de Caen, son exil au théâtre des Cordes, le projet utopique d'Hérouville... Il faut que l'institution se montre à la hauteur des utopies qui sont derrière nous.
Remerciements :
Marcial Di Fonzo Bo, Elise Vigier, Michèle Barry-Bénard
et Alice Le Monnier De Gouville de la Comédie de Caen.