Au Théâtre des Amandiers à Nanterre s'est joué pour la première fois la dernière création du metteur en scène français Claude Régy : "Rêve et Folie" de Georg Trakl.
Claude Régy met en scène son premier spectacle en 1952 à 29 ans et c'est plus de 70 spectacles plus tard - une trentaine d'auteurs étrangers et souvent inédits en France - qu'il met donc en scène son dernier spectacle à 93 ans.
Mais pourquoi parler de ce très beau spectacle alors que nous devons écrire sur la performance "Fever Room" du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul qui s'est tenue au Théâtre des Amandiers à Nanterre pour la première fois en France ?
Eh bien pour exhorter tout un chacun à aller voir ce dernier spectacle de Claude Régy, particulièrement si son travail ne vous est pas familier. Ensuite, pour oser rapprocher le travail plastique d'un réalisateur thaïlandais et le théâtre d'un metteur en scène français.
"Rêve et Folie" commence avant d'entrer dans la salle lorsqu'on nous signale par haut-parleur que Claude Régy demande le silence lors de notre entrée et notre installation. C'est inhabituel de demander quelque chose au spectateur. Bien sûr, il y a une règle du jeu lorsque l'on va au théâtre, tacite : il faut s'assoir, se taire lorsque la lumière s'éteint et applaudir lorsqu'elle s'allume si les comédiens sont en rang d'oignons et qu'ils saluent l'audience pour service rendu. Cette règle fonctionne assez bien pour la plupart des spectacles qui conservent une forme classique et qui ne demandent rien à leur audience. Mais que faire si le spectacle demande une attention particulière et s'il va contre la règle ? Se poser cette question revient à se poser la question de l'accompagnement du public et c'est une question importante dans le travail de Claude Régy.
Pour "Rêve et Folie", cette question trouve pour réponse la demande explicite de garder le silence une fois le public entré dans la salle. Le silence permet d'être attentif à ce qui peut venir le troubler. Nous entrons donc en silence dans une salle peu éclairée et nous nous installons. La pénombre permet d'être attentif à ce qui vient la perturber. Ainsi l'obscurité, puis l'absence de toute lueur, nous gagne doucement, très tranquillement même si ce mot, "tranquille", peu être très mal choisi selon le rapport que nous entretenons avec l'absence de lumière, absence que nous connaissons d'ailleurs très mal par l'irruption de veilleuse, lampe, sortie de secours...
Par les lueurs qui viennent construire l'obscurité, "Rêve et Folie" travaille les ténèbres. Le poème de Trakl, que traverse le comédien Yann Boudaud, parle dès ses premières phrases de "soir", "obscures chambres", "ténèbres", "crépusculaire", "obscurité" ("Rêve et Folie & Autres Poèmes" Georg Trakl, Éditions Héros-Limite, 2009, Traduction française : Henri Stierlin et Jil Silberstein).
Nous reviendrons plus précisément sur ce spectacle dans un article qui lui sera consacré car il est temps de quitter les obscures chambres de Trakl pour gagner la chambre fiévreuse de Weerasethakul.
Le réalisateur est connu pour avoir reçu les prix du festival de Cannes : "Un certain regard" en 2002 pour Blissfully Yours, le prix du jury pour Tropical Malady en 2004 et la Palme d'or en 2010 pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. En 2015, il réalise "Cemetry of Splendour" et créé dans la foulée à l'Asian Arts Theatre à Gwangju en Corée du Sud la performance "Fever Room". Il est nécessaire d'aborder "Cemetry of Splendour" en premier lieu car "Fever Room" en est le prolongement. Le film se passe à Khon Kaen, ville natale du réalisateur, dans une ancienne école reconvertie en petit hôpital de fortune qui abrite des soldats atteints d'une maladie du sommeil.
Le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul se raconte essentiellement via le langage du montage et des images qu'il montre avec peu de mouvements de caméras. Il préfère les cadres larges pour montrer les personnages dans le tissus urbain, la nature, la jungle... C'est un cinéma mystique où les Dieux et les esprits rencontrent des personnages parfois aux prises avec les souvenirs de leurs vies antérieures.
"Cemetry of Splendour" insiste sur la relation entre le soldat Itt atteint d'une maladie du sommeil et Jen, une femme bénévole qui aide l’hôpital.
Parlons maintenant de "Fever Room". De la même manière que pour "Rêve et Folie", on demande quelque chose au public, cette fois, il s'agira d'attendre dans le hall du théâtre pour que l'on nous emmène ailleurs. Effectivement, nous sommes guidés au-dehors et contournons le Théâtre des Amandiers pour accéder à la grande salle par l'extérieur. L'entrée se fait dans la pénombre, il y a deux rangées de sièges et une large zone au sol où le public peut s'assoir. Un écran finit par descendre doucement face à nous, on projette un film. Plus tard, un deuxième écran se joindra au premier en se plaçant juste au dessus, puis un écran de chaque côté de la salle également. Quatre écrans pour retrouver les personnages Itt et Jen de "Cemetry of Splendour", également la mer, le fleuve Mekong, une grotte où Itt trouvera des peintures rupestres... Le film est alors comme une abstraction de ce qui faisait récit dans "Cemetry of Splendour", nous ne trouvons plus que des bribes, des plans que les personnages décrivent qui reviennent, la mer qui est montrée longuement, Itt et Jen parlent d'un rêve qu'ils partagent... Un film qui insiste donc sur le rêve, le flux et le reflux de la mer, les peintures rupestres que l'on éclaire dans la pénombre d'une grotte.
La projection cesse, les écrans remontent dans les cintres, un rideau s'ouvre face à nous. Des éclairs de lumière nous font entrevoir des gradins et finalement un faisceau de lumière blanche sort d'une salle de projection et vient nous envelopper. Difficile de décrire ce qui se passe alors : couloir de lumière et de brume, variations de couleurs primaires, nappe de lumière...
Projeter un film consiste à produire de la lumière qui va être "travaillée" par le projecteur et ses miroirs, son obturateur... Projeter un film consiste à projeter de la lumière au travers d'une salle obscure. Avec "Fever Room", le public est placée au centre de cette lumière particulière.
C'est un travail pour le moins hypnotique et étonnant qui place la lumière au centre et la sculpte là où "Rêve et Folie" de Claude Régy sculptait les ténèbres. Deux spectacles fort différents mais tout aussi radicaux dans leurs approches.
"Quand je développe un film, certaines idées dérivent et deviennent des installations." (Apichatpong Weerasethakul, extrait d'un entretien réalisé par Olivier Joyard pour Numéro). Ce qui est sûr, c'est que "Fever Room" est une expérience qui fait dériver vers un ailleurs lumineux.
"Fever Room" d'Apichatpong Weerasethakul