Mai 1942, Eugène Ionesco devient attaché de presse à l’ambassade de Roumanie à Vichy, en France, du fait de la complicité entre la Roumanie et le régime de Vichy. A la libération, Ionesco s’installe à Marseille puis à Paris où il devient correcteur pour une maison parisienne d’édition juridique. En 1947, il commence l’écriture de sa première pièce de théâtre qu’il appelle sans conviction “L’anglais sans peine” où il fait éclater tous les genres et où il développe un absurde quotidien et efficace. Mais Ionesco tout comme son manuscrit, restent des inconnus dans le monde du théâtre français.
En 1948, Nicolas Bataille débute sa carrière de metteur en scène avec “Une saison en enfer” d’Arthur Rimbaud. En 1949, il met en scène “La légende de Thyl Eulenspiegel” de Charles de Coster au théâtre de Poche Montparnasse où il rencontre la jeune comédienne Paulette Frantz. Sur ce spectacle, Nicolas Bataille disposait d’une assistante roumaine qui était également traductrice et qui, un jour, décida d’apporter à son metteur en scène le manuscrit d’un inconnu travaillant comme correcteur pour une maison parisienne d’édition juridique.
C’est le 11 mai 1950, à 18h30, au théâtre des Noctambules, que Nicolas Bataille met en scène cette première pièce de Ionesco, dont le titre n’est plus “L’anglais sans peine” mais “La Cantatrice chauve”. Le succès n’est pas immédiat mais cette pièce deviendra l’un des plus grands succès du théâtre français.
Le 11 mai 1950, à 18h30, au théâtre des Noctambules, dans le rôle de Mme Smith, Paulette Frantz a 21 ans. S’ensuivra, pour cette jeune comédienne, une vie de théâtre et de cinéma dont je ne vais pas parler puisque l’excellent livre “Mon chariot de Thespis – Entretiens avec Paulette Frantz” s’apprête à sortir. L’entretien est mené par Thierry P. Jullien, professeur d’anglais et président de la compagnie “Théâtre des Crescite” (dont j’ai déjà parlé,
rappelez-vous).
Le livre, préfacé par Catherine Salviat, sociétaire honoraire de la Comédie-Française, va sortir prochainement aux éditions Spinelle et pour le présenter davantage, voici un entretien avec Thierry P. Jullien :
AM – Cette petite histoire que je raconte en préambule à cet entretien est pour moi une série de coïncidences fascinantes que Paulette Frantz raconte dans le livre que vous avez fait tous les deux. Un correcteur inconnu, arrivé à Paris suite à la guerre, qui apprend l’anglais, qui écrit ce qu’il va qualifier d'« anti-pièce » et qui se retrouve dans les mains d’une traductrice roumaine qui se trouve être l’assistante du jeune metteur en scène Nicolas Bataille, jeune metteur en scène qui, grâce à ses relations, va mettre en scène « la Cantatrice Chauve » avec Paulette Frantz dans le rôle de Mme Smith. Comment as-tu rencontré cette comédienne et comment est venue l’idée de ce livre ?
TPJ – Avant d’être président du « Théâtre des Crescite » j’ai été président de la compagnie « Commédiamuse » de Petit-Couronne et un jour je prenais les réservations pour un spectacle qu’on accueillait, quelqu’un appelle et donne son nom pour la réservation, c’était Paulette Frantz. Et moi, je suis fasciné par Ionesco depuis le lycée, c’était ma professeure de français, Madame Letréguilly – un des rares professeurs qui m’a marqué – qui était passionnée par Ionesco, elle nous a fait étudier « Rhinocéros », ça m’a donné envie de me renseigner sur cette époque et cet auteur. Donc le nom de Paulette Frantz a tout de suite fait écho, alors je lui demande : « Paulette Frantz, est-qu’il y a un lien avec la Paulette Frantz de « La Cantatrice Chauve » ? Elle me dit que oui, c’est bien elle. Elle venait voir un ancien élève qui jouait dans le spectacle qu’on accueillait. Finalement on a pu discuter à un café de la gare et on est devenus amis, à chaque fois qu’on se voit, on sort la bouteille de champagne et on discute. C’est une rencontre incroyable, elle a une vie insensée, faite de travail et de passion, les débuts de la télévision et cette idée de livre est venue de là, je lui ai demandé si ça l’intéressait mais non, elle ne voulait rien écrire et j’ai fini par me proposer pour recueillir ses propos, elle a fini par accepter. Ça s’est fait comme ça.
AM – Ce livre vient aussi d’une série de coïncidences. Et comment est venu ce titre : « Mon chariot de Thespis » ?
TPJ – C’est l’idée de Paulette. Elle ne voulait pas que ce soit juste son nom et elle m’a dit un jour : « ma vie c’est mon chariot de Thespis », j’ai trouvé ça parfaitement vrai, ça lui permet de faire un clin d’ œil aux tournées de théâtre, à toutes les fois où elle s’est retrouvée dans un théâtre perdu dans la Normandie profonde, quelque part vers Caumont-l’Eventé, en plein hiver à boire un calva pour se réchauffer.
AM – Thespis qui est considéré comme le premier comédien et metteur en scène de l’Histoire du théâtre et comme le premier organisateur de tournées, à sillonner la Grèce avec son chariot. Paulette Frantz ne voulait pas écrire de livre, finalement comment prend-elle cet entretien avec toi ?
TPJ – Elle est très excitée par ce livre, on y a apporté beaucoup de corrections. Elle aimerait maintenant raconter ses tournées en Afrique où elle allait jouer les classiques français. Peut-être un nouveau projet de livre ou des vidéos.
AM – Qu’est-ce que tu retires de cette expérience avec Paulette Frantz ?
TPJ – C’est une magnifique rencontre, une rencontre avec l’Histoire. Elle a beaucoup joué Ionesco, c’était un risque de carrière car au début, personne ne connaissait cet auteur, « La Cantatrice chauve » a été un échec avec trois personnes dans la salle et les comédiens ne comprenaient rien à ce qu’ils jouaient. C’est une femme incroyable et ce livre me permet, comme ce que je fais avec le « Théâtre des Crescite », de garder un lien avec le théâtre, avec les comédiens, ce qui m’a toujours fasciné.