J’avais 19 ans en mars 2006 et en première année d’arts du spectacle à l’université de Caen. Je sortais d’un BAC littéraire option théâtre où nos professeurs ne voulaient pas prendre la responsabilité de nous emmener voir le travail de deux metteurs en scène qu’ils jugeaient formidable, mais sans doute trop perturbant pour des adolescents : j’ai découvert le travail de Roméo Castellucci en juillet 2005, au festival d’Avignon, avec Crescite XII où un adolescent disparaissait brutalement, ne laissant qu’un ballon de basket dans un angle d’une scène penchée, abîmée par l’enlèvement du garçon. Et c’est en mars 2006 que je suis allé voir Comme un chant de David de Claude Régy au CDN de Caen. J’avais vu une photo du metteur en scène et je l’ai reconnu dans les gradins en spectateur tranquille. Je ne savais pas qu’il était connu pour assister à chaque représentation de ses spectacles considérés en état perpétuel de création et pourtant il ne montrait aucune marque de nervosité ou de travail, aucun calepin sur les genoux ni aucune volonté de s’attirer les regards ou le mérite du spectacle. Je me souviens d’Ariane Mnouchkine traînée sur scène par sa troupe au moment des saluts, son pull bleu ciel par dessus sa chemise blanche, ses lunettes pendues contre sa poitrine, un public debout. Ou de la présence malicieuse de Patrice Chéreau, en bord de scène, perdu à vouloir être au plus près du travail, nerveux à remettre en place sa veste d’une main. Claude Régy affichait la tranquillité de celui qui, assis sur un banc, est pleinement satisfait de contempler les mouvements de la rivière, parfaitement présent et sans attente polluante.
Attendre donc demeurer en un lieu connu de nous seuls et pavé de notre imaginaire, pourvu d’un cahier des charges comme ces spectateurs qui suivent du doigt le texte d’un classique à sa représentation à la lueur méprisante d’une lampe torche, s’assurant que chaque vers est bien restitué sans liberté prise. Comme ces critiques qui rendent leur jugement en fonction des cases cochées de ce fameux cahier connu et apprécié d’eux seuls.
Par exemple cet extrait d’une critique de Libération au sujet du film de Xavier Dolan Ma vie avec John F. Donovan : « Mais le mystère ou les troubles supposés du récit ont vite fait de se désintégrer ici pour nous reparachuter en terrain dolanien bien balisé, avec ses réunions de famille névrotiques et ses relations torves de dépendance sentimentale des mères et des fils, ses grandes phrases définitives et ses bulles de clip au ralenti voué à exprimer un lyrisme et une beauté que les personnages ont appris à taire ou à piétiner. » Le cahier des charges du critique, le lieu où il demeurait avec ses attentes ne prévoyait pas les balises qui appartiennent pourtant au réalisateur et sa liberté de les placer ou non, de poursuivre un travail, d’insister autrement.
Mais comment demander au spectateur de quitter cet endroit où il attend et de lâcher ce calepin où il note sa complaisance ? Et doit-on le faire ? Appartient-il au metteur en scène de se poser ces questions ?
Claude Régy était connu pour dire au personnel du théâtre qui allait ouvrir la salle au public de ne pas souhaiter une bonne soirée ou un bon spectacle. Pour lui, le théâtre n’était pas et ne devait pas être un divertissement. C’était autre chose. Un endroit lié à l’imaginaire, à la mort et aux ténèbres.
Il s’est souvent demandé comment faire en sorte pour que le public soit dans les bonnes dispositions pour ses spectacles. C’est arrivé qu’il suggère malicieusement la création d’un sas entre le hall et la salle comme si cette dernière relevait d’un environnement différent, un sas où l’on peut laisser le bruit, les conversations, nos attentes pour gagner un état presque méditatif, disponible et alerte. C’est à dire finalement faire le travail de l’acteur dans les loges qui se concentre, se relaxe et se mobilise avant d’entrer en scène. Que spectateur et acteur fassent un pas identique en direction de la salle et de la scène pour que la rencontre soit possible. Comme il ne pouvait, bien sûr, pas créer un sas de décompression, il baissait les lumières de la salle, installait décors et gradins sur la scène ou dans un lieu polyvalent pour contrôler la jauge et l’intimité, laissait le temps au public de gagner le silence et le calme, mais ça ne fonctionnait pas toujours.
C’est en 2016, pour son dernier spectacle, Rêve et folie, que Claude Régy alla plus loin en exigeant le silence une fois dans la salle et que tout départ (même temporaire) soit définitif en plus du téléphone traditionnellement éteint et de la pénombre. Il n’y avait pas de sas pour s’y préparer, mais la salle relevait d’un environnement bel et bien différent : silencieux, les spectateurs avançaient doucement jusqu’à leurs sièges et prenaient soin de retirer vêtements aux froissements bruyants, éteindre les téléphones, être tranquille comme ceux qui, assis sur leur banc, sont pleinement satisfaits de contempler les mouvements de la rivière, parfaitement présent et sans attente polluante, sans lieu connu où l’on souhaite rester, sans livre à suivre du doigt, sans tousser d’impatience ou de gêne.
Il y avait peu de lumière.
Et il y avait du silence.
Nous étions tous ailleurs, dans un lieu qui nous était inconnu.
La pénombre s’est estompée pour disparaître tout à fait.
Doucement.
Jusqu’à ce qu’on ne distingue plus rien, pas même la persistance d’une lueur sur la rétine.
Rien.
Des ténèbres apaisantes où nous étions tous.
Des ténèbres persistantes jusqu’à ce que l’on commence à distinguer
une lueur.