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La culture depuis Saturne
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Le monstre au cinéma - Regard et Norme

Le monstre au cinéma - Regard et Norme

Le 12 février 1931 aux États-Unis, alors en pleine dépression, sort le film de Tod Browning « Dracula » produit par Carl Laemmle Jr chez Universal. Ce film est un caprice du jeune producteur passionné de films d’horreur à l’opposé de son père, également producteur, Carl Laemmle. « Dracula » se fait avec peu d’argent et pas assez pour se payer les services d’un compositeur, le film sort donc sans musique originale. Contre toutes attentes de Carl Laemmle, le film est un immense succès, les gens font la queue pour voir Bela Lugosi et son accent hongrois : la porte est ainsi ouverte au cinéma d’horreur chez Universal qui adaptera Frankenstein, l’homme invisible, le loup garou, la créature du lagon noir, la momie…

Le 21 novembre 1931 sort en toute hâte « Frankenstein » réalisé par James Whale, alors jeune réalisateur britannique ouvertement homosexuel. Celui-ci ne cessera d’aller à l’encontre du scénario et de la production désireuse de renouveler l’horreur sans équivoque de Dracula : il faut que la créature de Frankenstein soit terrifiante alors le scénario lui donne le cerveau d’un criminel mais James Whale, lui, décide de réaliser du point de vue de la créature, il lui donne des sentiments, il en fait une victime de la société, un être différent traqué et anéanti par la norme. James Whale opère un renversement magistral en faisant de la foule armée le véritable monstre. Une foule monstrueuse qui traque l’autre pour ses différences, cet autre qui ne comprend pas ce qu’on lui veut, qui ne comprend pas ce qu’il est puisque regardé justement comme autre et anormal.

J’ouvre une parenthèse pour évoquer le superbe film « Panique » de Julien Duvivier sorti le 15 janvier 1947 en France où Monsieur Hire, joué par Michel Simon, fait référence à la créature de Frankenstein traqué par la foule puisque celui-ci à le malheur d’être différent par son asociabilité et finit également traqué par les villageois. En effet, misanthrope sur les bords et vieux garçon, Monsieur Hire devient le coupable idéal dans la recherche d’un tueur. La traque finale où Monsieur Hire se réfugie sur les toits de la ville en bête ou King Kong en lançant pour lui-même « Je ne sais pas ce qu’on me veut » est tout aussi glaçante que cette créature prise au piège dans un moulin en proie aux flammes.

"La fiancée de Frankenstein" James Whale

"La fiancée de Frankenstein" James Whale

Suite au succès de « Frankenstein », James Whale est rappelé par Universal pour réalisé sa suite et « La fiancée de Frankenstein » sort le 22 avril 1935. Cette fois le réalisateur a davantage de libertés et se permet plus de fantaisie, de tragique et d’images puissantes à l’instar de la créature errante dans un cimetière heurtant avec rage une statue religieuse (qui devait au début être le Christ mais cette idée fut censurée) ou encore la créature crucifiée par les villageois (crucifixion opérée après son retour d’entre les morts soit l’inverse du Christ). Et il y a cette scène où la créature se voit recueillie par un vieil ermite aveugle, où ils partagent un repas (fait de pain et de vin à l’instar du dernier repas) puis se mettent à pleurer de joie pour s’être trouver et avoir mis fin à leurs solitudes.

Sur ce film les critiques ont des interprétations différentes : certains y voient une moquerie du divin, d’autres une créature christique ; certains ont une lecture homosexuelle du film et de fait le personnage de Pretorius, obsédé comme Frankenstein à donner la vie, précise qu’à la différence de ce dernier, qui est marié et peut avoir des enfants, lui ne pourrait donner la vie que grâce à la science.

Cette obsession à donner la vie est particulièrement intéressante dans la saga des Frankenstein de la Hammer. Le 2 mai 1957 sort « Frankenstein s’est échappé » de Terence Fisher où le baron Frankenstein, joué par Peter Cushing, tente de créer la vie avec son ami Paul, joué par Robert Urquhart, délaissant et manipulant froidement sa fiancée Elizabeth, jouée par Hazel Court. Et si James Whale raconte son histoire en se focalisant sur la créature jouée par Boris Karloff, Terence Fisher se focalise quant à lui sur ses deux hommes qui tentent désespérément de créer la vie.

 

Un an après « Frankenstein s’est échappé » Terence Fisher lance une deuxième saga à succès pour la Hammer avec « Le cauchemar de Dracula » le 22 mai 1958. Deux films plus intéressants lui feront suite : « Les maîtresses de Dracula » en 1960 réalisé par Terence Fisher et « Le baiser du vampire » en 1963 réalisé par Don Sharp. Dans ses trois films Van Helsing, joué par Peter Cushing, apparaît comme chasseur de vampire mais également comme homme puritain s’opposant au vampire particulièrement sexualisé. Dracula, joué par Christopher Lee, se fait l’amant répondant au désir des femmes mais que dire du baron Meinster, joué par David Peel : vampire au charme ambiguë séquestré par sa mère, personnage préfigurant presque le Norman Bates du « Psychose » d’Alfred Hitchcock.

C’est le regard particulièrement puritain de Van Helsing qui rend le vampire aussi monstrueux, le vampire comme figure de la sexualité, voir de l’homosexualité.

 

Cette association entre vampirisme et homosexualité est particulièrement intéressante dans le film « Entretien avec un vampire » réalisé par Neil Jordan et sorti le 11 novembre 1994 : la quête du vampire Lestat, joué par Tom Cruise, pour se trouver un compagnon pour l’éternité, le vampire Armand transformant en vampire son amant et enfin ces deux hommes, Lestat et Louis, joué par Brad Pitt, en figures parentales pour Claudia, jouée par la jeune Kirsten Dunst.

"Horror of Dracula" Terence Fisher

"Horror of Dracula" Terence Fisher

Finalement, le monstre dans le cinéma d’horreur est souvent regardé par un certain puritanisme, une morale chrétienne et hétérosexuelle. On oppose au monstre le crucifix, l’eau bénite et la prière. C’est la foule, soit le plus grand nombre, la norme, qui traque la différence pour l’exclure et tenter de l’anéantir. Et il y a de grands films qui montrent non pas le monstre au travers du regard mais le regard monstrueux porté sur un individu. Il n’y a de monstre que dans le regard.

 

Cette vision progressiste et humaniste du monstre (le monstre qui interroge notre humanité) n’est bien sûr pas la seule dans le cinéma d’horreur.

On peut lui opposer le monstre purement belliqueux, celui contre qui il faut faire front, souvent dans un élan patriotique, un monstre qui n’est qu’altérité totale comme le requin blanc de « Jaws » réalisé par Steven Spielberg ou l’alien du film du même nom réalisé par Ridley Scott. Chaque créature amène alors son lot de peurs et d’horreur : la peur d’être dévoré et de ce qui menace sous l’eau ou la peur étonnante de ce monstre phallique qui tue en pénétrant et qui est capable de faire enfanter l’homme.

 

Mais retournons au 13 novembre 1933, le jour où James Whale sort son film « L’homme invisible » adapté du roman éponyme par H.G. Wells. Le scientifique Jack Griffin est devenu volontairement invisible mais n’arrive pas à inverser les effets et devient fou et agressif à cause du produit qu’il s’est injecté. James Whale, comme à son habitude, mélange les genres et expérimente : les personnages sont exubérants, il y a le superbe costume de l’homme invisible fait de bandages, lunettes noires et chapeau, les trucages sont hallucinants pour l’époque et il y a Jack Griffin que l’on traite en victime. Jack Griffin est devenu invisible par amour pour sa fiancé, pour accomplir une prouesse significative qui puisse la rendre fière de lui et malgré la folie meurtrière dont fait preuve l’homme invisible (responsable de plus d’une centaine de morts), sa fin se veut une rédemption tragique alors qu’il redevient visible pour mourir. James Whale va finalement plus loin qu’avec la créature de Frankenstein qui est traquée pour sa différence manifeste : l’homme invisible est traqué justement parce qu’il est invisible et la peur qu’éprouve la foule vient bien du fait qu’il pourrait être partout.

 

Ce monstre préfigure d’une certaine façon ceux du film « L’invasion des profanateurs de sépultures » réalisé en 1956 par Don Siegel : des extraterrestres nous remplacent lors de notre sommeil, ils nous ressemblent en tout point et ont même tous nos souvenirs mais malgré tout restent différents. L’horreur vient alors de cet autre que je reconnais mais qu’en même temps je ne reconnais pas. Ce film interroge notre regard et ce qui semble constituer notre humanité :est-ce que cet autre est normal ou bien est-il un monstre ?

 

Une dernière date pour finir : le 26 février 2020, date à laquelle sort le film « Invisible Man » de Leigh Whannell. Cette nouvelle adaptation est intéressante car à la différence de James Whale, Leigh Whannell filme du point de vue de la victime et non plus du monstre : Cecilia Kass fuit son compagnon Adrian Griffin qu’elle accuse de violence conjugale et de perversité, elle apprend rapidement sa mort mais commence à croire qu’il n’en est rien et que celui-ci a réussi à devenir invisible pour la tourmenter. Ce qui est intéressant c’est que le regard de Cecilia voit en Adrian un monstre mais que ce regard lui est refusé par le plus grand nombre, on préfère la croire folle ou finalement considérer Adrian comme la vraie victime. Cecilia voit Adrian tel qu’il est, c’est lui le monstre, mais ce n’est pas le cas du plus grand nombre qui voit donc Cecilia comme étant le véritable monstre. Le film interroge donc brillamment notre regard tout en épousant avec intelligence la thématique du viol et violences conjugales dans nos sociétés.

 

Le monstre au cinéma permet de questionner notre regard face à ce qui est différent et bien plus à ce qui est considéré comme normal. Ce qui caractérise en tout cas le monstre est qu’il s’avère être une menace, fondée ou non, face au plus grand nombre ou individu(s) se réclamant du plus grand nombre.

"Body Snatchers" Abel Ferrara

"Body Snatchers" Abel Ferrara