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La culture depuis Saturne
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Pourquoi mettre en scène Shakespeare aujourd'hui ? (table ronde à Saint Omer)

Pourquoi mettre en scène Shakespeare aujourd'hui ? (table ronde à Saint Omer)

Pourquoi mettre en scène Shakespeare aujourd'hui ? (table ronde à Saint Omer)

Cette intervention était commandée pour la table ronde "Écrire, traduire et transcrire Shakespeare" qui s'est tenue le samedi 27 mai 2017 à Saint Omer aux côtés d'Angelo Jossec (acteur, metteur en scène et directeur de la compagnie "le Théâtre des Crescite") et en compagnie entre autre de Patrick Spottiswoode (directeur adjoint du Globe Theatre), Florence Naugrette (professeure de littérature française, d'histoire et de théorie du théâtre), Line Cottegnies (professeure de littérature anglophone), Dominique Goy-Blanquet (professeure de littérature élisabéthaine)...

Mon intervention prenait place dans la troisième partie de la table ronde : "transcrire Shakespeare".

 

Je me suis demandé pourquoi on mettait en scène Shakespeare aussi souvent aujourd'hui.

 

Pour commenter, critiquer, réinterpréter et redécouvrir le bonhomme, tout l'Art se plie en quatre : la peinture, la sculpture, la musique, le cinéma, la littérature, le spectacle vivant quel qu'il soit. Tout le monde y va en bon fossoyeur sans jamais se lasser, on creuse avec bonheur, on va voir "Le roi Lear" pour la sixième fois, on se marre devant Bugs Bunny qui parodie Hamlet, on note les points communs entre "Le Roi Lion" des studios Disney et "Richard III", on pousse peut-être même le vice à aller à Stratford upon avon, lieu de naissance présumé d'un éternel anonyme dont on ne sait décidément rien, et on finit par se consoler de ne pas avoir eu de place pour la Royal Shakespeare Company en achetant une coque pour son dernier iphone où l'ami William a de belles lunettes de soleil. Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il est possible de boire son café dans une tasse "c'est dur d'être le barde" alors que Shakespeare brasse des thèmes, certes forts mais également très rebattus comme l'amour, le désir, la tromperie, la jalousie, la peur de la mort, le crime, la soif de pouvoir... D'autres ont magnifiquement écrits sur tout ça mais il n'y a pas d'oreillers avec leurs trognes sur lesquels on peut s'étendre.

 

Mettre en scène Shakespeare aujourd'hui c'est célébrer la finesse d'écriture de toutes ces thématiques que j'ai listées mais c'est également se heurter à ce qui nous échappe, à ce qu'on ne comprend pas, à la complexité et à l'ambiguïté des personnages, qu'ils soient grands ou petits, qu'ils monopolisent le plateau ou qu'ils picolent avec Falstaff le temps d'une scène. Dans chacune des pièces, il y a un foisonnement d'évènements, de passions, de cruautés, de jouissances ; l'écriture elle-même ne sait plus s'il faut rimer ou non, adopter la forme d'un sonnet, se faire rigoureuse ou briser le rythme, gracieuse ou vulgaire, absurde ou grotesque... Ce chaos, parce qu'il est sans concession, dessine le visage de l'homme, un visage fragile qui assume l'expérience redoutable de la vie. C'est ce qui différencie Shakespeare à d'autres auteurs de théâtre : il ne creuse pas à un seul endroit du caractère humain d'en l'idée dans tirer une parfaite compréhension, il se comporte plutôt en girouette secouée par le vent, en état d'alerte et de questionnement. Sans jamais trop savoir où donner de la tête, Shakespeare multiplie les questionnements sur l'homme et semble n'apporter jamais de réponse.

 

La pièce "Hamlet" commence par une question justement : "Qui est là ?"

Il s'agit de la relève de la garde, traditionnellement, le garde en poste pose la question "qui va là ?" à celui qui vient le relever de sa charge. Ici, Francisco est en poste mais c'est Bernardo qui vient le relever qui pose la question "Qui est là ?". Le cérémoniel est déréglé car les soldats ont peurs, ils ont crus apercevoir, avant que la pièce ne commence, le fantôme du roi mort il y a peu, cet esprit du père d'Hamlet, cette chose dont on se demande si elle est revenue.

Qui est là ? Qui est l'homme ? Quel est la nature de son esprit ? Les personnages mis en scène par Shakespeare se posent ces questions sans arrêt et pour tenter d'y répondre, se mettent en scène eux-mêmes. C'est ce que fait Hamlet en mettant en scène le spectacle sur l'hypothétique meurtre de son père, il cherche à révéler la culpabilité de son oncle, le roi actuel. Cette mise en abyme, Shakespeare y a recours souvent ainsi que les fantômes qui sont légions.

 

Les fantômes viennent questionner – eux aussi – et ébranler les personnages. Pour le philosophe français Jacques Derrida, le fantôme n'est pas un être qui apparait aux hommes, c'est un être qui se déconstruit, qui se défait. Et effectivement, le fantôme vient déconstruire et défaire, par exemple, Macbeth. Celui-ci a commandité la mort de son ami Banquo et c'est le fantôme de ce dernier qui inaugure la chute de Macbeth.

Même sans faire intervenir de fantôme, les personnages shakespeariens sont souvent pris dans des logiques de déconstructions comme si la disparition progressive était le meilleur moyen pour faire apparaitre l'homme dans son essence même.

S'il on pense à la pièce "Richard II", nous avons un roi qui se destitue sous la pression de Bolingbroke et qui cesse d'être roi. Mais Richard II est roi depuis l'enfance, il est roi de droit divin, cette destitution l'entraine dans une logique de déconstruction où il se pose la question : si je ne suis plus roi, je ne suis plus qu'un homme, qu'est-ce qu'un homme ? Et nous voilà revenu à la question qui ouvre "Hamlet" : "Qui est là ?"

 

Il est certain que si nous éprouvons le besoin de mettre en scène à ce point Shakespeare aujourd'hui flanqué d'un tee-shirt "to be or not to be", c'est que nous avons ce besoin de déconstruire ce que nous sommes et ce que nous croyons être pour nous regarder les yeux dans les yeux, sans artifice planqués dans les manches ; nous regarder nous agiter un temps sur cette terre et gagner le silence.

Car si le théâtre est lié, par sa nature éphémère, à la mort, le théâtre de Shakespeare l'est d'autant plus car on ne cesse d'y mourir et d'y disparaitre.

 

Et c'est certainement pour ça que nous avons ce besoin de mettre en scène Shakespeare aujourd'hui, pour regarder la mort en face, sans l’échappatoire d'une religion qui ne construit plus vraiment notre société. Nous avons besoin d'apprivoiser cette disparition et ce silence pour mieux vivre. Pour ça, nous avons besoin de mettre en scène Shakespeare aujourd'hui, certainement davantage qu'un autre auteur, parce que sa réponse à sa réalité nous permet de répondre à la notre. Car le théâtre, l'Art en général, est une réponse à la réalité comme nous le rappelle si bien l'artiste polonais Tadeusz Kantor :

 

"L'art est une réponse à la réalité. Ce besoin impératif de répondre est sans doute l'essence de la création. Plus cette réalité était tragique, plus puissante était l'"obligation" intérieure de répondre, de créer une réalité "autre", libre, autonome, capable de remporter une victoire morale sur l'autre, de triompher, de rendre à notre époque sa dignité morale."

(Tadeusz Kantor, "Ma pauvre chambre de l'imagination" Les solitaires intempestifs, 2015, p.81)